La mort d’Aurora Hartmann avait fait l’événement à l’époque. Scolarisés dans la même école et d’un âge approchant, Jackson et elle ne se côtoyaient pas, mais ils se voyaient régulièrement, de loin, comme des étrangers familiers l’un pour l’autre. Sa disparition avait été aussi inconséquente que brutale, un rappel de la fragilité de la vie humaine dans un monde où la désincarnation et la digitalisation faisaient souvent oublier les limites de son organisme faillible et né pour s’arrêter un jour. Malgré le temps passé, il ne l’avait jamais vraiment oubliée, gravée dans son esprit pour toujours par le léger trauma adolescent comme par l’omniprésence du deuil public qui avait été imposé pour flatter l’importance de son père, le célèbre Dr Alexander Hartmann.

Il y a quelques semaines, le fantôme d’Aurora était soudain revenu le hanter, à l’improviste. Dans un rapport de police sur une attaque des Furies Mécaniques contre un convoi de pièces détachées, il avait vu son visage. Elle n’avait pas pris une ride et c’était donc techniquement impossible, mais il avait fait ses recherches jusqu’à se convaincre sans l’ombre d’un doute que la personne visible sur un des clichés était bien Aurora Hartmann – ou un sosie furieusement ressemblant –.
Touché par le frisson de la curiosité, celui qu’on appelait désormais Shadow avait mené sa petite enquête, de son côté et à part de ses autres occupations et obligations, cherchant à identifier le Droïde supposé. Son esprit divaguait en suppositions. Etait-il possible qu’Aurora Hartmann ait en fait survécu et ait été tant modifiée que son corps n’avait plus assez de morceaux humains pour la qualifier comme telle ? Avait-elle ainsi perdu ses droits, contrainte de rester sous la garde de son père jusqu’à ce qu’elle décide de se rebeller ? Il cherchait et cherchait encore sans rien trouver, se montrant plus intrusif et visible à chaque fois.
A son insu, un hacker des Furies Mécaniques avait fini par repérer son petit manège. Ces superordinateurs conscients mobiles étaient excellents dans leur genre et bien difficiles à égaler, et il n’en tirerait aucune honte en le réalisant, mais sa compromission était problématique et dangereuse. Les FM n’avaient pas pour réputation de faire dans la dentelle et si elles lui rendaient visite, ce ne serait – malheureusement – pas pour tailler du gras ou pour jouer au Scrabble.

Le jour venu, plongé dans un piratage sensible, il ne vit rien arriver avant qu’il ne soit trop tard. Il reçut les alarmes disposées à l’approche et à l’entrée de sa planque dans un coin de sa vision digitale et il se déconnecta aussi vite que possible. L’opération prit plusieurs secondes, des secondes perdues qu’il ne pouvait pas mettre à contribution pour s’échapper. Et il devait encore retirer la prise de son jack neural, une manipulation sensible qui dura encore plus d’une seconde malgré l’habitude.

Merde. Putain, merde !

Il jurait sans s’arrêter entre ses dents, luttant pour se remettre sur pieds, ses jambes engourdies par des heures d’inactivité. Il était aussi frustré par l’annulation de cette opération de longue haleine que par son impuissance. Devait-il prendre son matériel ou le détruire ? Avait-il encore le temps d’y réfléchir ? Dans sa tête, une autre alarme lui prouva le contraire.
Résolu à faire ce qui devait être fait pour que les secrets contenus dans son deck ne tombent pas entre de mauvaises mains, il atteignit son arme et la chargea avant de la pointer dans sa direction. Il allait caresser la détente lorsque le mur de plâtre près de lui explosa dans un déluge de gravats et de poussière grise. Un étau d’acier renforcé se ferma sur son poignet et lui tordit le bras. Le coup de feu partit dans le plafond, suivi de plusieurs autres jusqu’à ce que son arme soit déchargée. Il fut repoussé jusqu’au fond de la salle jusqu’à rencontrer brutalement le mur de vieilles briques et de béton armé se tenant là. Il laissa échapper une plainte étouffée dans un soupir spontané et se retrouva immobilisé, découvrant bientôt la tête métallique d’un droïde robuste, un colosse sûrement voué à la construction ou à la démolition autrefois, autrefois au service des Furies Mécaniques.
La réalisation rassura Shadow tout en lui amenant un nouveau frisson glacé. Il toussa douloureusement en voulant prendre la parole.

Salut. C’est… kof ! pas très gentil de s’incruster chez les gens sans toquer, comme ça. Kof ! Kof ! Qu’est-ce qui me vaut cette visite ?

Pour le moment, il ne faisait pas le lien avec sa recherche. Il s'était cru plus discret et malin qu'il l'avait été, erreur rare et difficile à assumer pour lui.