Des mois s'étaient écoulés, des mois d'une traque incessante, d'une quête obsessionnelle pour retrouver celle dont les mots avaient secoué les fondations de son monde. Kazuki avait planifié chaque détail de leur rencontre imminente, préparant chaque mouvement comme un joueur d'échecs anticipant les coups de son adversaire. Et enfin, dans l'ombre des ruelles étroites de New York, il avait trouvé sa cible grâce aux services d'un traqueur.

Le nom d'Aisha Khan résonnait dans les murmures de la ville, porté par ceux qui avaient été ébranlés par les révélations de son article. Pour Kazuki, elle incarnait la voix de la rébellion, celle qui osait défier les puissants et révéler les vérités enfouies. Son nom était devenu le symbole de la lutte contre l'injustice, une flamme vacillante dans les ténèbres de la corruption. Elle représentait bien plus qu'une simple fugitive : elle était le catalyseur de sa rébellion intérieure, celle qui l'avait poussé à remettre en question les valeurs de sa famille, à envisager un avenir différent de celui qui lui était tracé depuis sa naissance. Son nom était devenu le mantra de ses pensées, résonnant dans son esprit jour et nuit, alors qu'il se préparait à l'ultime confrontation.

Pour cette rencontre cruciale, Kazuki avait choisi un bar discret de Manhattan, payant grassement pour l'intimité et la discrétion. Il n'était pas un habitué des mondanités, mais en tant qu'héritier de NéoGénèse Biotechnologies, ses moindres déplacements étaient scrutés et commentés. Ce soir-là, cependant, il avait besoin de se fondre dans l'anonymat, de dissimuler ses intentions derrière un masque d'indifférence feinte.

Pénétrant dans l'établissement par une porte dérobée, il se fraya un chemin jusqu'à une salle isolée, loin des regards curieux et des oreilles indiscrètes. Il avait tout orchestré avec précision, envoyant à l'ancienne journaliste une missive alléchante, promettant des preuves compromettantes et des révélations explosives. Il avait même fourni de faux papiers d'identité, garantissant ainsi l'anonymat de son invité.

Installé seul à table, il commanda un cocktail et se laissa submerger par l'impatience et l'incertitude. Rien ne garantissait qu'Aisha Khan viendrait, rien n'assurait le succès de leur rencontre. Il ne lui restait qu'à attendre, à espérer que la flamme de la rébellion ne s'était pas éteinte, que l'appel de la vérité résonnerait toujours dans le cœur de celle qu'il était venu rencontrer.

« C’est un piège, affirma une amie d’Aisha. » L’opportunité était trop belle pour certains. Les faux papiers, les révélations croustillantes. On lui offrait la discrétion, la sécurité et l’information sur un plateau d’or. Elle n’en demandait jamais autant. Pour la clandestine, elle était une chance à saisir. Avec un sourire énigmatique, l’ancienne journaliste se tourna vers elle et affirma :

« Mon métier est de prendre des risques ! Si personne ne le fait, la vérité n’éclatera pas. »

Les lèvres pincées, sa proche s’approcha d’un pas puis deux. La distance envolée, ses bras entourèrent la petite Aisha. Elle paraissait si frêle entre ses bras, sa peur demeure : la perdre comme les autres. Hailey était la seule, après la perte successive de leurs amis, après son engagement dans un combat insensé à ne lui avoir jamais tourner. Mais la brune lisait l’angoisse qu’elle faisait naître dans son regard.

Peu habile pour la rassurer, elle lui tapota l’épaule, l’assurant de son retour. Comme à chaque mission périlleuse. Elle lui tournait le dos, prête à affronter les risques pour obtenir les informations rêvées.


Fidèle à elle-même, Aisha apparaissait le visage couvert. Elle avait cette fois-ci privilégié un épais sweat, à la capuche rabattue sur son visage accompagné d’un short et ses éternels baskets si usées que la semelle donnait l’impression de vouloir vivre sa propre existence. Son apparence n’était pas la plus chic, elle s’attendit un instant à se faire virer comme une malpropre.

La présentation de la carte, de son faux nom suffirent à lui donner l’accès. Sur le chemin vers la salle isolée, elle observa les différentes issues de secours, les fenêtres et s’il y avait moyen de sauter sans trop s’amocher. Un comportement plutôt suspect qui n’attira guère l’attention de l’employé préoccupé par sa seule mission : Faire son travail.

Il la laissa seule devant la table plongée dans une semi-pénombre. Son regard brillant se releva vers l’informateur. Il était rare que ce soit eux qui prennent contact directement. En général, Aisha prenait soin de viser des employés en situation délicate… La situation aussi exceptionnelle soit-elle n’était pourtant pas impossible.

Mais ce n’était pas sur un haut fonctionnaire que son regard tomba mais l’héritier du groupe ! Un des hommes les plus influents de ce monde. Ses lèvres se serrèrent. Hailey avait peut-être raison sur ce coup-là… L’intérêt d’Aisha remportait le combat contre le risque et elle s’installa silencieuse, bien curieuse de savoir ce que cet homme désirait lui dire.

Un plan d’évasion se traçait dans sa tête.

« Bonsoir. » Sa voix paraissait plus sèche qu’elle ne le devait. Ses bras se croisèrent sous sa poitrine quand enfin, Aisha affronta du regard l’homme coupable de bien des malheurs. « Êtes-vous venu me capturer en personne ? » Une vérité franche, elle se faisait une priorité de connaître ses intentions.

Lorsque la porte grinça sur ses gonds usés, Kazuki sentit un frisson d'anticipation parcourir sa colonne vertébrale. Depuis des semaines, il avait attendu ce moment avec impatience, préparant mentalement chaque détail de leur rencontre. Et maintenant, elle était là, devant lui, mystérieuse et insaisissable. Bien que son visage demeure caché sous la capuche de son manteau, Kazuki pouvait sentir l'intensité de son regard scrutant la pièce à la recherche du moindre danger.

Un sourire imperceptible étira les lèvres fines de Kazuki, un mélange de satisfaction et de tension. Il posa délicatement son verre, observant chaque mouvement de son invitée avec une attention soutenue. Puis, d'une voix calme mais empreinte de respect, il la salua :

"Bonsoir, Mademoiselle Khan. Je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation."

Il l'invita d'un geste élégant à prendre place en face de lui, indifférent au ton sec qu'elle employait pour lui répondre. Lorsqu'elle suggéra avec méfiance qu'il pourrait être là pour la capturer en personne, Kazuki retint un sourire amusé, se demandant s'il devait être flatté par son apparente vigilance.

"Mademoiselle, je comprends votre méfiance. Mais croyez-moi, si j'avais eu l'intention de vous capturer, j'aurais choisi des méthodes bien moins subtiles", répliqua-t-il avec un calme feint. "Mon objectif ici est simplement de discuter, d'échanger des idées, et comme le disait mon invitation vous fournir les preuves qui vous font défaut."

Il prit une nouvelle gorgée de son verre, l'observant avec un mélange d'intérêt et de curiosité. Son attitude détendue trahissait une assurance acquise au fil des années, une assurance qui contrastait avec la tension palpable dans l'air. "Maintenant, permettez-moi de vous offrir quelque chose à boire. Quel est votre poison ?"

Il tira légèrement sur un pan de rideau, déclenchant le tintement d'une cloche pour appeler le serveur. Avec une aisance feinte, il passa leur commande, gardant une apparence détachée alors qu'il attendait que le serveur s'éloigne pour qu'ils retrouvent leur intimité.

Dans cette atmosphère chargée d'une tension palpable, Kazuki sentit son admiration grandir pour l'attitude franche et vigilante d'Aisha. Il savait qu'il devait choisir ses mots avec précaution, mais il était déterminé à être direct.

"Votre article a été pour moi une révélation, une source d'inspiration", déclara-t-il d'une voix calme mais empreinte de sincérité.

Il observa attentivement la réaction d'Aisha, prêt à affronter sa réponse, quelle qu'elle soit. Kazuki n'était pas homme à tourner autour du pot, surtout pas dans une situation aussi délicate.

Kazuki sentait le poids de ses responsabilités peser lourdement sur ses épaules. Il redoutait les conséquences dévastatrices que pourrait avoir la révélation de ce rendez-vous, en particulier si son père en venait à l'apprendre. Trahir sa propre famille au nom de ses convictions était un risque qu'il était prêt à prendre, mais cela ne le soulageait guère.

Un soupir s'échappa de ses lèvres, témoignant de son fardeau intérieur. Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard d'Aisha.

"Je sais que mes paroles ne sont que des mots, mais je tiens à vous dire que je suis sincèrement désolé pour les amis que vous avez perdus à cause de nous. Je ne souhaite rien de plus que de mettre fin à de telles tragédies...", confessa-t-il d'une voix chargée d'émotion.

Son nom dit, un soupir agacé traversa ses lèvres. D'un geste négligé, Aisha tomba sa capuche pour relever ses petites couettes suspendues sur le sommet de sa tête et son expression, à leur contraire, sévère et froide. Ses yeux plissés le dévisageaient ; ses mains se joingnèrent sous sa poitrine. Le mécontentement se lisait à travers sa posture. Mais elle faisait preuve de patience, lui accordant une chance d'expliquer sur cette entrevue, sur ses véritables intentions. Est-ce qu'elle en croirait un seul mot ? Sans doute pas. Il lui était difficile d'accorder le bénéfice du doute aux puissants.

Enfin, il prenait un poids sur sa capture. Il existait d'autres moyens pour l'attraper, surtout avec les ressources dont disposait son entreprise. Puis, jusqu'ici, malgré un sentiment d'insécurité, Aisha ne ressentait aucun réel danger immédiat ou peut-être désirait-elle tellement connaître la vérité qu'elle occultait le reste ?

« Soit. Discutons. Je prendrais une vodka. »

Méfiante et froide, elle le restait à cet instant. Observant les aller-et-venues du serveur, qui prenait aussi vite leur commande qu'il disparaissait dans les couloirs de l'établissement. L'employé ne s'attardait ni sur la journaliste, ni sur son interlocuteur. Une preuve de professionnalisme qu'elle savait apprécier.

Mais elle en revint, après son départ à Kazuki.

Il se faisait aimable et agréable à l'égard de celle qui désirait observer son empire coulé. L'incompréhension bascula un instant dans ses iris foncés. Savoir ce qui se cachait derrière ses intentions lui étaient plus difficiles que prévus. Sa prévenance insérait le doute. Devait-elle croire à sa sincérité ? La comédie est pourtant l'arme des puissants. Au plus profond d'elle à suivre ses paroles d'une attention singulière, son cœur désirait croire à une volonté de changement et à un impact sur sa vision du monde. Mais sa raison lui criait qu'il restait au sommet de la chaine alimentaire, maître des mensonges et des subterfuges.

Son instinct ne savait quoi lui répondre ; elle était pour la première fois perdue.

Ses excuses la touchèrent plus qu'elle ne le laissa paraître. Ses doigts se crispèrent autour des accoudoirs.  Que pouvait-elle répondre à cela ? Que pouvait-elle y croire ? L'esprit troublé, torturé par l'indécision et les questions, ce fut d'une manière sèche et franche qu'elle répondit, masquant ses états d'âme derrière une volonté d'en arriver aux faits. Son regard déterminé se fixa sur Kazuki.

« Que comptez-vous faire pour empêcher que cela se reproduise ? »

De simples paroles ne suffiraient plus à combler le cœur meurtri des proches disparus.

Quand l'employé revint, il toqua dans un premier temps à la porte avant de franchir le seuil pour y déposer les boissons. Mais Aisha avait une nouvelle demande, aussi surprenante que méfiante. Elle tendit son verre à Kazuki.

« Goûtez en premier et prouvez-moi que ce n'est empoisonné. »