De retour dans les rues familières mais délabrées du Bronx, Aria se sentait comme une étrangère dans sa propre peau. Les regards méfiants et méprisants qui la suivaient à chaque coin de rue lui rappelaient qu'elle était désormais perçue comme une paria, une étrangère dans le monde qu'elle avait autrefois appelé chez elle.

Malgré son désir de retrouver des liens perdus parmi les âmes errantes des bas-fonds de la ville, elle se sentait seule, isolée dans la foule grouillante d'inconnus. Son passé, marqué par les souffrances et les épreuves, avait créé un abîme invisible entre elle et ceux qui l'entouraient, un fossé infranchissable forgé par la peur et la méfiance.

Pourtant, même dans les ténèbres étouffantes de l'indifférence, il y avait des éclats de lumière. Des regards furtifs empreints de compassion, des gestes de solidarité discrets échangés dans l'ombre des ruelles sombres. Bien que peu nombreux, ces moments fugaces de connexion humaine étaient des rappels poignants de sa propre humanité, des fragments de vérité dans un monde obscurci par les préjugés et la haine.

Et alors qu'elle errait dans les rues familières mais étrangères, Aria se rappelait que même dans l'isolement le plus profond, il y avait toujours de l'espoir. Car elle était plus qu'une simple cyborg, plus qu'une paria dans une société qui la rejetait. Elle était une survivante, une combattante, une voix de la rébellion prête à défier les injustices et à se dresser contre les oppresseurs, même si cela signifiait marcher seule dans l'obscurité.

La cavale pesait lourd sur son quotidien. Les gestes les plus anodins s’en trouvaient complexes. Mais elle tentait toujours d’accéder à ses petits plaisirs journaliers. Prenant parfois des risques inconsidérés. Si tout devenait possible avec un peu de volonté, il en demeurait un pan de sa vie, bouleversé à jamais. Sa mère, cette femme qui l’avait élevée à la sueur de son front, elle était aujourd’hui hors de sa portée. La voir la mettrait assurément en danger.

Aisha avait pris soin de lui virer une partie de ses salaires, lorsqu’elle travaillait encore. Avec l’article, les conséquences qui tombaient, presque toutes ses économies furent transférées à la malade. Pour qu’elle puisse s’assurer une vie plus confortable et des soins. Mais le prix pesait lourd : L’interdiction formelle de lui rendre visite. L’ancienne journaliste ne dérogeait jamais à cette règle. Au point parfois d’éviter de mettre les pieds dans le Bronx.

L’inquiétude la poussait parfois à s’y aventurer. Dans ces rues chargées de souvenirs où ses amies n’étaient plus, où les rires de son enfance et l’innocence s’oubliaient pour un monde fade et monotone. A chaque fois, Aisha réalisait à quel point le monde était beau dans le regard naïf d’un enfant.
Quand l’un la bouscula, courant sans regarder devant lui. Elle lui tendit un main, un sourire fendit ses lèvres alors que ses copains le rejoignirent.

— Il est tard et les rues ne sont pas sûres ! Rentrez chez vous !

En tant que témoin, elle se faisait messagère d’un funeste destin. Comme ses camarades avaient pu disparaître dans son enfance, Aisha désirait que la candeur demeure dans leurs yeux émerveillés. Elle désirait par ce message leur épargner ses peines. Mais sans doute, ne l’écouterait-il pas. Comme elle, avant eux, ignorait les avertissements des aînés.

Aisha continua sa route. Elle devait rencontrer un contact un ami, d’un ami, d’un ami. Une personne de confiance, qui lui communiquait sur les dernières rumeurs et passages dans le coin et sur la santé de sa mère. L’individu était assez éloigné d’elle pour que les chasseurs de prime n’en fassent un lien direct. Ainsi, tout le monde gardait une certaine sécurité.

Mais sur son chemin, une tête familière se dévoila. Ses yeux se plissèrent dans l’obscurité quand ses pieds s’arrêtèrent net pour tenter de distinguer les traits. Elle lui disait quelque chose. Mais quoi ? Les lèvres pincées, la rebelle cherchait dans ses souvenirs, dans les personnalités connues. Un étrange sentiment de sécurité s’immisçait en elle à mesure que son aspect se distinguait.

Elle se surprit à demander :

— Aria ?

Un prénom qui n’avait pas traversé ses lèvres depuis de nombreuses années. Il était lourd de sens et de remords. Elle était l’une des rares dont Aisha n’avait jamais réussi à retrouver la trace. Morte ou vive. D’un pas qui se fit tout à coup précipité, elle réduisit la distance qui les séparait. Ses deux mains se posèrent brusquement sur chaque joue de la cyborg. Son amie d’enfance l’examinait dans les détails.

Aria s'aventurait dans les rues de son passé, oscillant entre la familiarité des lieux et l'étrangeté de son propre être. Les quartiers délabrés, témoins muets de son enfance, semblaient immuables, figés dans une temporalité qui lui était désormais étrangère. Pourtant, c'était elle, Nova, qui avait changé au fil des ans, emportant avec elle les vestiges d'une époque révolue. Chaque coin de rue résonnait de souvenirs enfouis, mais elle se sentait comme une étrangère dans sa propre histoire, une silhouette solitaire errant dans les méandres de ses souvenirs.

Perdue dans le dédale de ses souvenirs, elle observait les enfants des rues s'adonner aux jeux d'antan, comme elle l'avait fait jadis, emportée par une douce mélancolie. Dans l'ombre du passé, elle se laissait envahir par les questions sans réponse sur le destin de ses compagnons d'autrefois, sur les routes qu'ils avaient empruntées loin d'ici. Une perle d'émotion roula le long de sa joue, symbole fugace de ses pensées tourmentées. Elle s'apprêtait à faire demi-tour, à quitter ces ruelles où résonnaient les échos de son enfance, quand une voix, aussi douce qu'un murmure, s'éleva derrière elle, portant son nom comme un écho du passé.

Dans un battement de cœur, la nouvelle venue combla l'espace qui les séparait, saisissant le visage marqué d'Aria, explorant chaque ligne, chaque cicatrice comme les strophes d'un poème oublié. Étourdie par la reconnaissance, Aria sentit une vague d'incrédulité l'envahir alors que cette figure familière perçait à travers le voile du temps. Malgré ses cheveux cendrés, ornés de reflets rosés, malgré le corps étranger qui lui avait été imposé, on était parvenu à la reconnaître, à reconnaître en elle un être humain. Pour sa part, stupéfaite, elle peinait à identifier immédiatement la jeune femme devant elle, plongeant dans les tréfonds de sa mémoire pour déterrer des souvenirs enfouis. Et puis, comme une étoile perçant les nuages d'un ciel orageux, le nom s'échappa de ses lèvres dans un murmure chargé d'émotion : "Aisha..."

Dans la lueur vacillante des néons urbains, Aisha se dressait devant Aria, presque figée dans le temps malgré les années qui s'étaient écoulées. Ses cheveux, toujours coiffés de la même manière en deux chignons soigneusement noués, encadraient un visage aux traits intemporels, animé par des yeux sombres rappelant les mystères de l'océan. Malgré le poids des années, sa stature semblait n'avoir que peu changé, conservant cette silhouette familière qui ravivait en Aria une myriade de souvenirs. La cyborg, désormais bien plus grande qu'elle, était submergée par une émotion mêlée de surprise et d'incrédulité, comme si elle se trouvait face à un spectre venu hanter les dédales de son passé.

Sous l'impulsion de l'émotion, Aria ne put retenir les larmes qui brouillaient la vision de ses yeux émeraude, se laissant envahir par le flot tumultueux des souvenirs et des retrouvailles. Abandonnant toute retenue, elle permit à Aisha de s'approcher, de caresser du bout des doigts les contours de son visage, comme pour graver dans sa mémoire chaque détail, chaque trait de cette rencontre inattendue. Le contact apaisant de ses doigts délicats contre sa peau contrastait avec la froideur du métal de sa mâchoire inférieure, lui rappelant douloureusement sa condition de cyborg. Pourtant, dans cet instant de vulnérabilité, elle abandonna sa carapace, laissant derrière elle les barrières qui l'avaient si longtemps protégée. C'était comme si, pour la première fois depuis des années, elle retrouvait un morceau d'elle-même, un refuge dans les bras de son amie retrouvée, alors que ses jambes, affaiblies par l'émotion, menaçaient de céder sous son poids.

Les bras de Nova enveloppèrent avec tendresse la taille délicate de son amie d'enfance, la serrant avec une force teintée d'appréhension, comme si elle craignait qu'elle ne s'évanouisse entre ses doigts. Sans doute, dans sa précipitation, ses bras cybernétiques exerçaient une pression involontaire. Nova trouvait dans cette étreinte un réconfort bienvenu après des années de solitude. Son visage enfoui dans le creux de son cou, elle se laissa aller à ses sanglots refoulés, libérant enfin le poids de tant d'années de souffrance. Et dans un murmure étranglé par les larmes, elle prononça un nom qui résonnait comme le symbole de sa chute, de sa renaissance : "C'est Nova aujourd'hui..." Un nom qui évoquait tant de douleur, mais aussi tant d'espoir, celui d'une nouvelle identité forgée dans les flammes de l'adversité.

« Si tu pleures, je vais pas réussir à... »

Les larmes ne tardèrent. Elle tourna à peine son visage sur le côté pour en masquer ses émotions libérées. Aisha portait presque toujours un masque ; elle se cachait derrière son optimisme, sa fierté et son devoir. Mais voir Aria ainsi, provoquait chez elle un déferlement qu'elle ne sut contrôler.  Le barrage cédait sous la pression. Nul ne pouvait arrêter les flots qui s'écoulaient de ses pupilles rondes. Le poids se libérait tout à coup de ses épaules. La savoir en vie suffisait à faire son bonheur.

Depuis son enfance, elle portait sur ses épaules le fardeau de leurs disparitions. Entre regrets et mémoire, elle s'était fait d'une mission de retrouver leur trace et d'être la messagère de la vérité pour les citoyens. Mais se confronter aux mégacorporations ne se faisait pas si simplement. Jamais elle n'avait pu trouvé Aria, jusqu'à aujourd'hui. Il avait fallu que le hasard la lui mette sur sa route, au détour d'une ruelle chanceuse.

Peut-être était-ce le destin qui lui accordait une seconde chance. Mais Aisha ne croyait en aucune instance supérieure. Elle se contentait de la voir, maintenant.

A la fixer de plus près, ses différences lui sautaient aux yeux. Cette part mécanique qui faisait désormais partie d'Aria. Ce métal froid entre ses doigts qui lui paraissait pourtant plus chaleureux que la peau. Ces changements entraînaient des questions, de trop nombreuses interrogations dont l'ancienne journaliste n'était pas sûre de désirer connaître les réponses. Qui lui avait-il osé la changer ? Etait-elle consentante ? Ou l'a-t-elle désiré pour se protéger ? Ses lèvres se pinçaient. Ses mains quittaient ses joues pour que ses bras se frottent négligemment à ses yeux. Les larmes séchées, les paupières rougies d'une joie innommable, son regard trahissait ses préoccupations, son inquiétude. Son franchise lui criait de poser clairement la question, au beau milieu de cette rue.

Mais elle préféra les remettre à plus tard, constatant d'une voix étonnée un autre détail qui ne lui était apparu jusqu'à maintenant :

« Tu as mangé trop de soupe ! Je suis toute petite à côté de toi ! » Ses sourcils se fronçaient, la différence de taille était flagrante ! « Va me falloir du temps pour m'y habituer... Ou des talons. On bouge ? On a plein de choses à se raconter ! »

Le beau milieu de la rue n'était clairement pas adéquate.

Désormais, Aisha avait retrouvé une amie. Elle ne comptait pas la lâcher - ni ce soir où elle finirait par lui tirer tous les vers du nez ni demain. Une fois ensemble, il lui était impossible de l'imaginer disparaître une seconde fois. L'ancienne journaliste la prit donc par la main pour l'entraîner vers un lieu sûr où elle trouverait un peu de réconfort et de repos pour discuter loin des oreilles indiscrètes.

« Nova, répéta-t-elle pour retenir le prénom. Pourquoi ?»

Dans l'effervescence des retrouvailles, les émotions se mêlaient et se démêlaient comme les fils d'un vieux tricot. Aria laissa ses larmes couler, un torrent de souvenirs et de regrets qui emportaient avec eux le poids des années passées loin de son amie d'enfance.

Les ruelles sombres et labyrinthiques de leur quartier d'enfance semblaient figées dans le temps, comme si chaque pierre avait une mémoire, chaque coin d'ombre une histoire à raconter. Les deux femmes avançaient dans cet univers familier, guidées par le fil ténu de leur passé commun.

La remarque d'Aisha sur leur différence de taille fit naître un sourire fragile sur les lèvres d'Aria, un sourire teinté d'une tristesse douce-amère. Elle se sentait à la fois si petite et si grande dans ce monde où les souvenirs se mêlaient à la réalité.

Mais déjà, sans lui laisser le temps de répondre, Aisha prit sa main, un geste empreint de tendresse et de réconfort. Ensemble, elles s'éloignèrent des rues bruyantes pour s'enfoncer dans les méandres des ruelles silencieuses, là où les secrets se murmuraient entre les ombres.

Dans ce dédale de ruelles, Nova se sentait comme une étrangère dans sa propre vie, déconcertée par la proximité retrouvée avec son passé. Mais malgré la confusion, il y avait aussi une douceur dans ce retour aux sources, une sensation familière qui apaisait son cœur tourmenté.

Dans cet univers étrange où le temps semblait suspendu, Aria et Nova retrouvèrent leur ancien repère, un appartement abandonné où les souvenirs étaient les seuls occupants. Assises parmi les décombres, elles se sentaient à la fois en sécurité et libres de se confier sans crainte.

Aisha, avide de réponses, commença son interrogatoire avec une question simple mais profonde : pourquoi Nova ? La cyborg baissa les yeux vers son propre corps, une création artificielle façonnée par des mains sans scrupules, avant de répondre d'une voix empreinte de douleur et de résignation :

"C'est le nom qu'ils m'ont donné là-bas. Le nom du programme qui a fait de moi ce que je suis..."

Dans ce laboratoire froid et impitoyable, elle n'était qu'un numéro, un sujet d'expérience privé de son identité et de son humanité. Les scientifiques ne se souciaient pas de son histoire, de ses sentiments, de son consentement. Elle n'était qu'un cobaye, une victime sacrifiée sur l'autel de la science et de l'ambition démesurée.

Libérée de ses chaînes, Aria aurait pu reprendre son ancien nom, tenter de retrouver cette identité qui lui avait été arrachée de force. Mais la cruelle réalité était là, implacable : elle ne se reconnaissait plus sous le nom d'Aria Sanders. Elle avait été transformée, façonnée, jusqu'à devenir autre chose, quelque chose de nouveau et d'inhumain. Elle n'était plus que Nova, une expérience parmi d'autres, un sujet de laboratoire réduit à une simple série de chiffres : 2-6-9. C'était ainsi qu'ils l'avaient définie, ainsi qu'ils l'avaient marquée, jusqu'à effacer presque toute trace de son existence passée.

Le changement de décor progressif, entraîné par la journaliste, devint peu à peu un véritable soulagement. Des rues menaçantes, elles prenaient peu à peu le chemin de l'anonymat. Là où Aisha vivait dans le secret tenu par les murs, où les chasseurs de prime ne saurèrent mettre la main sur elle. Or, le soulagement se dévoila complet quand la porte de l'appartement abandonné fut passé - malgré qu'elles soient entrées par une vielle fenêtre. Un lieu délabré mais où elle trouvait encore des meubles et des vieux électroniques dénichés dans les décharges.  Il ressemblait à celui dans lequel elle avait autrefois grandi avec sa mère, à quelques détails près : le mur de la cuisine n'avait pas cédé sous la pression du temps. Avec Aria, non, Nova à ses côtés, son cœur se chargeait de nostalgie, de souvenirs d'une vie abandonnée au profit d'une quête de justice. Elle se sentait comme un enfant, sous le fardeau de ses émotions : incapable d'agir dessus ou de les réfréner.

Aisha se sentait en vie, pleinement là face à Nova.

Un sourire tendre marqua ses lèvres. Puis, elle vint se laisser tomber avec négligence sur le vieux canapé. Mais un bruit sourd en sorti, une odeur nauséabonde et quelques bestioles dont la rebelle ne désirait nullement identifiée. Elle n'était habituée à aucun luxe, aucune décence dans sa pauvre vie mais là. C'était un point qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer. Avec une mine visiblement dégoutée, l'ancienne journaliste glissa lentement vers le sol, comme un serpent. Mais son corps ondulant ne toucha presque plus le tissu vieilli du meuble. Elle se trouva plus à l'aise, au final, sur ce sol poussiéreux qu'ailleurs dans l'appartement.

La conversation prenait un tournant sérieux quand enfin, la révélation autour de son nouveau prénom fut dévoilée. Un programme ? Son sourcil s'arqua de surprise. C'était eux qui lui avait donné ce nom ? Connaissant les mégacorporations, Aisha ne pouvait pas concevoir l'idée que cette expérience soit subi de son plein gré et ait pu respecter les limites propres à Aria. Elle semblait tellement affectée par le résultat. L'inhumanité de ces gens ne la mettait que dans une colère noire, enfermée dans son intérieur mais visible que par son poing serré. Elle prit sur elle, se levant pour venir silencieuse enlacée son amie qui avait subi tant de peine au cours de sa vie. La trace d'une culpabilité n'ayant pu la sauver avant se gravait avec les autres sur le cœur de la rebelle.

« A mes yeux, tu restes Aria. Même si je dois t'appeler Nova. Je veux dire, tu es toujours mon amie. Celle que j'ai connu avec qui j'ai grandi, que tu es des bras robotiques super stylés ou non ! »

Elle voulait la rassurer, lui faire comprendre qu'à ses yeux, son corps ne définirait jamais qui elle était au fond. Aisha se doutait bien que la vie de son amie avait été parsemé de souffrances mais elle essayait aussi de se montrer positive face à sa nouvelle apparence. Sa maladresse était toutefois lisible à travers ses mots et ses hésitations.

« Mais maintenant qu'on est là, tu veux bien me raconter ton histoire ? J'aimerais savoir tout ce que j'ai pu manqué pour que tu deviennes aussi cool ! »